Europe : l’enfer, c’est les autres
Trop solidaire avec les pays du sud de l’Europe, trop généreuse avec les migrants, pas assez protectrice vis-à-vis des travailleurs : notre sondage Viavoice post-Brexit montre le repli des Français vis-à-vis d’une UE qu’ils n’aiment pas… mais ne veulent pas quitter.
On savait que l’Europe n’allait pas bien. On se doutait que cette crise existentielle réveillait de vieux clivages politiques, sociologiques et générationnels. Mais à lire notre sondage Viavoice, on ignorait que les attentes des Français étaient à ce point contradictoires qu’elles rendaient l’idée même de projet européen de plus en plus problématique.
Un désamour et des profondes contradictions
Le Brexit n’a pas suscité en France une envie particulière de quitter l’UE. Mais il n’a pas non plus permis une réhabilitation de la construction européenne. Les Français n’ont pas peur de penser à la fois que les décisions de l’Europe sont allées dans le mauvais sens (à 68 %) et que quitter l’UE aujourd’hui serait une très mauvaise chose à long terme pour l’économie (à 61 %) et donc pour leur situation personnelle. En clair, les Français ne veulent pas divorcer, mais ils veulent que l’Europe change. Et qu’elle change surtout pour eux. Mais dans quelle direction ? C’est là que le bât blesse. Car à lire notre sondage, les Français souhaiteraient à la fois plus de protection pour eux, et moins pour les autres.
C’est bien sûr vrai vis-à-vis du reste du monde et des drames de la planète : 54 % des Français considèrent ainsi que l’UE a été «trop généreuse vis-à-vis des réfugiés». Plus intrigant, si 50 % des sondés (autant à droite qu’à gauche) affirment que l’Union européenne accentue «le dumping social entre pays, en Europe et dans le monde», ils sont en même temps 41 % à penser que l’Union européenne mène une politique «trop solidaire vis-à-vis des pays de la zone euro les plus endettés». Alors que les principales institutions internationales (FMI, OCDE…) ont fini par reconnaître que les mesures d’austérité imposées aux pays du sud de l’Europe ont très certainement retardé (pour ne pas dire empêché) le retour de la croissance, ils ne sont que 18 % (30 % à gauche) à penser que l’UE n’a pas été assez solidaire vis-à-vis du Portugal, de l’Espagne ou de la Grèce.
Des attentes mais sans débouché politique
Une Europe à la fois plus resserrée et plus démocratique. Voilà ce que demandent les Français. Ils sont 40 % à penser qu’il est temps «de ne plus intégrer de nouveaux pays membres» et 37 % à demander la relance d’un projet européen à partir d’un groupe restreint de pays. Par ailleurs, ils exigent (à 36 %) davantage de «pouvoirs aux citoyens». C’est la confirmation d’une véritable défiance vis-à-vis d’institutions européennes souvent incomprises car méconnues. Mais cette attente tourne au désarroi puisque 28 % des Français ne voient aucun homme politique capable de porter leur message. Est-ce parce que cet homme politique n’existe pas ou parce que ces attentes sont tellement contradictoires qu’elles peuvent difficilement entrer dans un programme ? «Aujourd’hui, l’Europe ne se suffit plus à elle-même, tente de répondre François Miquet-Marty de Viavoice. Les Français ont tourné la page de l’Europe des valeurs et des idéaux, ils souhaitent une Europe plus utile, plus concrète qui réponde aux préoccupations des peuples.»
De profonds clivages sociaux et générationnels
En France, comme au Royaume-Uni, on retrouve la même structuration sociologique : plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, plus la construction européenne est perçue positivement. A la question «diriez-vous que ces dernières années les décisions de l’UE sont allées plutôt dans le bon sens ?» les catégories sociales supérieures répondent non à 63 % et les ouvriers et employés à 72 %. Ce clivage se retrouve sur presque tous les items. Et il se creuse quand on demande aux Français d’évaluer les conséquences d’une sortie de la France de l’UE : ils sont 21 % des cadres à penser qu’elles seront positives contre 38 % dans les catégories inférieures. Ce clivage apparu en 2005 – ce fossé devrait-on écrire – n’est pas nouveau. Mais il se renforce.
Si les jeunes Français se révèlent, comme les jeunes Britanniques, les plus européens, le comportement des plus de 65 ans est très différent d’un pays à l’autre. Au Royaume-Uni, ils étaient dans une écrasante majorité favorable au Brexit. En France, c’est presque l’inverse. C’est parmi les plus de 65 ans que l’on retrouve la part la plus importante (69 % contre une moyenne de 61 %) de Français qui pensent que la sortie de la France de l’UE aurait des conséquences négatives. Même alliance entre les vieux et les jeunes sur la question des réfugiés : ce sont dans ces deux classes d’âge que l’on retrouve le plus de Français à penser que l’UE n’a pas mené une politique assez généreuse. Mais pour François Miquet Marty, jeunes et vieux ne portent pas la même Europe : «Les seniors veulent transmettre l’Europe des valeurs et du patrimoine culturel alors que les jeunes ont un rapport plus utilitaire à la construction européenne.»
Une gauche totalement éclatée sur l’Europe
La question européenne continue de fracturer la gauche au point de la rendre totalement irréconciliable. La gauche réussit la prouesse de réunir dans une seule famille : le parti politique le plus europhile (le PS) et l’un des plus eurosceptiques (le Front de gauche). C’est en effet au PS, loin devant tous les autres partis, que l’on retrouve la proportion la plus importante (29 % contre une moyenne de 13 %)de Français qui assurent que les décisions de l’UE sont allées, ces dernières années, dans le bon sens. Sur des questions comme la solidarité vis-à-vis des pays du sud ou la politique migratoire, la gauche offre un visage plus contrasté: ils sont 22 % des sympathisants de gauche à penser que l’UE a été trop solidaire avec les pays les plus endettés, et 30 % à penser le contraire. Même éclatement sur la question des réfugiés. Ce qui signifie que la gauche (contrairement à la droite) n’a plus de socle commun aussi bien en matière de valeurs que de politique de solidarité entre les pays européens. Ce qui rend l’élaboration d’un projet présidentiel pour 2017 très compliqué. Pour ne pas dire impossible.
Sondage réalisé par Viavoice pour Libération. Interviews effectuées en ligne les 28 et 29 juin 2016. Echantillon de 1004 personnes représentatives de la population française âgée de 18 ans et plus. Représentativité par la méthode des quotas. Tout sondage est affecté de marges d’erreur. Ces marges d’erreur ainsi que la notice technique de ce sondage sont consultables sur le site de Viavoice et sur le site de la Commission des sondages.
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