Du tourisme institutionnel
En voyage, j'aime faire du tourisme institutionnel. De ce point de vue, Bruxelles est une destination de choix. Le Parlement européen est une institution fascinante.
L'Europe a été le continent le plus violent de l'Histoire de l'humanité. Verdun, c'est plus de 700.000 morts, soit trois fois la guerre en Syrie en une seule bataille. Et ce n'est pas si loin: le dernier vétéran est mort en 2012. La première guerre mondiale date d'une longue vie d'homme.
L'expérience du fascisme et du totalitarisme, Le génocide des juifs d'Europe et la Seconde guerre mondiale ont façonné la conscience occidentale à un point que nous n'imaginons pas toujours. Les hommes mûrs qui gouvernent l'Europe aujourd'hui sont les enfants immédiats de ceux qui l'ont détruite. Ce qui les caractérise collectivement, c'est qu'ils ont tous, à un moment donné de leur vie, posé la question suivante à leur père, présent ou non:
Papa, tu faisais quoi en 1941?
Quel curieux sentiment que celui d'un enfant qui réalise que son père a nécessairement été une victime ou un bourreau, un résistant ou un salaud. Bien sûr, les choses sont plus complexes, mais vous voyez l'idée. Après une cinquantaine de millions de morts, alors que les cendres refroidissaient à peine, voilà que les Européens ont recommencé à faire des traités commerciaux d'abord, puis de plus en plus "politiques".
Il fut un temps où les grandes questions politiques européennes étaient: comment faire tenir dans un même Etat un Piémontais et un Sicilien? "Nous avons fait l'Italie, il nous reste à faire des Italiens", avait dit Giueseppe Mazzini, quelque part en 1861. L'Allemagne avait le même problème: c'était il y a deux longues vies d'homme. Dès les années 1950, la question était globalement la même, mais à l'échelle de l'Europe.
Le Parlement européen est une institution fascinante parce qu'il y a 751 députés représentants 28 Etats et organisés en 8 groupes politiques.
Chaque député s'exprime, en plénière, dans sa langue maternelle et il est compris par tout le monde.
Il y a donc 24 langues parlées au Parlement.
Lorsqu'une institution est conçue pour servir, ça se voit. Ce Parlement a quelques prérogatives et il entend en user. Les parlementaires européens que j'ai rencontrés là-bas sont tous très convaincants. Ils ont l'air de connaître leur dossier à fond. Ils maîtrisent. Ils se déplacent constamment avec ou deux jeunes assistant-e-s. Ils connaissent les problèmes, hochent gravement la tête. Les ordres du jour, les délais de discussions, l'organisation du vote, il existe des procédures pour tout, tout le monde à chaque instant. La technicité de l'institution est hallucinante. Une députée tunisienne d'Ennahda l'avait à un moment dit: "le parlementarisme est quasiment une science."
Travailler ensemble, avec l'objectif de réaliser quelque chose d'important, de s'attaquer à des problèmes publics et de leur trouver une solution satisfaisante pour le plus grand nombre, sans écraser le plus petit. Pour cela, j'ai vu au Parlement Européen deux éléments distincts:
1. Un corpus de principes intériorisés par tous
La démocratie, la liberté et toussa, bien sûr. Plus prosaïquement: la discussion constante, la capacité à négocier, à faire des compromis, à arrondir les angles, à chercher une solution. The Dark side: quand on ne veut pas trouver de solutions, on est également capable de parler deux heures.
2. Une machine procédurière et technicienne effrayante
Une feuille d'ordre du jour de commission annonce le sujet, les axes, le temps de discussion, le temps de vote, la procédure de vote et je ne sais plus quoi d'autre. La communication entre groupes politiques, entre la Commission et le Parlement, entre le Parlement et le Conseil... Aboutir à un accord sur une question supposée mineure signifie parfois faire la même réunion avec 30 interlocuteurs différents, plusieurs fois. Faites le compte.
Malgré ces limites, j'admire les institutions européennes, et de manière générale, l'Europe. 508 millions d'habitants vivent selon les conditions les plus confortables qu'a connu l'Humanité depuis le néolithique. Leurs systèmes politiques, même foireux et générateurs de Le Pen et d'Orban, restent plus protecteurs des droits de la personne que n'importe quel autre.
Les institutions marocaines sont-elles conçues dans cet objectif? Officiellement, oui. Techniquement? Si peu. Concrètement? Non. Lorsque l'on se pose la question du "pourquoi", tant de réponses se perdent dans les nébuleuses des mentalités, de l'absence d'éducation ou de quelques malédictions fondamentales des Marocains.
Pourtant, la réponse est simple: nos institutions sont simplement mal fichues. Il suffit de comparer. Pourquoi parler des analphabètes? Les concepteurs de nos institutions ont organisé le chaos politique pour justifier la domination d'un seul, derrière lequel tant se cachent et font ce qui leur plait, les irresponsables.
Ils brisent les jambes de nos institutions, et ils s'étonnent qu'elles boitent.
Ils répriment les intelligences, puis déplorent leur absence du débat.
Chaque génération de Marocains est d'avance prête à croire au discours sur le changement. Puis elle observe, elle constate et elle se détourne.
La génération qui a vécu le discours royal du 9 mars pourrait encore y croire, mais pour combien de temps?
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