Europe : les coups d’Etats permanents
Du rejet d’une défense commune aux référendums eurosceptiques, la construction européenne a connu bien des épisodes de blocage.
C’était bien vu : «L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises.» Jean Monnet, un des pères de l’Europe, avait déjà de nombreuses crises européennes au compteur lorsqu’il écrivit cette forte sentence dans ses Mémoires publiées en 1976, vingt-six ans après que Robert Schuman a appelé à la réconciliation franco-allemande, le 9 mai 1950. Quarante ans plus tard, elle n’a jamais été aussi exacte, les crises s’enchaînant à un rythme rapide, au point qu’il ne se passe pas un jour sans qu’un «observateur averti» ne prédise l’explosion en plein vol du projet européen. Ces dernières années ont été prolixes : depuis 2008, on a eu droit à la crise financière, économique, de l’euro, des réfugiés, des migrants, du terrorisme et du Brexit. En réalité, l’état de crise est la constante d’une Europe devant se construire entre des Etats pluricentenaires qui se sont soigneusement entretués au cours de leur histoire. Il y a eu de grandes et de petites crises au cours des soixante-dix ans écoulés, mais voici notre panthéon de celles qui éclairent les difficultés du présent.
La France enterre la défense européenne
C’est l’acte manqué français par excellence, celui qui nous poursuit encore soixante-deux ans plus tard. Car les Français le disent dans tous les sondages, ils réclament une défense et une politique étrangère européenne. Au lendemain du Brexit, François Hollande a pris son bâton de pèlerin pour convaincre ses partenaires de réaliser enfin cette «Europe de la défense», pour réconcilier les citoyens avec une Europe qui ne les défend pas assez. Mais voilà : s’il n’y a pas d’armée européenne, c’est uniquement de la faute de la France qui, en 1954, en a enterré le projet dans un grand sursaut souverainiste teinté d’antigermanisme et d’antiaméricanisme.
Reprenons. En 1950, la guerre froide a commencé et les Américains veulent que la République fédérale d’Allemagne (RFA), créée en 1949, réarme pour faire face à la menace soviétique. L’Otan, créée elle aussi en 1949, ne réunit à cette époque que les Etats-Unis, le Canada, le Royaume-Uni, la France et le Benelux, ce qui est insuffisant. Evidemment, cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Européens, mais aussi le chancelier Konrad Adenauer, vaccinés contre le militarisme allemand, s’étranglent. René Pleven, le président du Conseil, propose en octobre 1950, sous l’impulsion de Jean Monnet et de Robert Schuman, la création d’une «armée européenne rattachée à des institutions politiques de l’Europe unie», afin de permettre un réarmement allemand tout en évitant la reconstitution d’une armée nationale allemande. Ce sera la Communauté européenne de défense (CED). Le traité entre l’Allemagne, la France, l’Italie et le Benelux est signé à Paris le 27 mai 1952 : l’armée européenne comptera 40 divisions nationales, intégrées dans des corps d’armée multinationaux, dotées d’un uniforme européen, d’un budget commun, d’une intendance commune et surtout d’un service européen d’armement. Elle sera contrôlée par le Commissariat européen à la défense, composé de neuf membres, le Conseil des ministres de la Défense et une Assemblée parlementaire.
Ce traité de Paris fut ratifié par tous les partenaires de la France en 1953 et 1954. Mais l’Hexagone, pourtant à l’origine de l’idée, commence à hésiter devant l’abandon de souveraineté à consentir et face aux perspectives d’un réarmement allemand : une partie des socialistes, les communistes et le général de Gaulle s’y opposent férocement, ce dernier voyant dans la CED un «mélange apatride», et un «abaissement» de la France. Pierre Mendès France, le président du Conseil, qui venait de conclure la paix en Indochine, ne s’engage pas pour défendre le traité qui est finalement rejeté par l’Assemblée nationale, le 30 août 1954. Un vote négatif qui n’a pas empêché l’Allemagne d’avoir son armée et d’adhérer à l’Otan en 1955. Mais les Américains ont pris la place que la France a refusé d’assumer et assuré ainsi leur domination sur l’Europe (y compris en lui vendant massivement ses armes). Surtout, la défense européenne est restée taboue pendant soixante ans, laissant le vieux continent fort démuni à l’heure où l’isolationnisme américain est de retour.
La France claque la porte au nez du Royaume-Uni
A l’heure du Brexit, comment ne pas rappeler ces fortes paroles d’Anthony Eden, secrétaire au Foreign Office, prononcées le 12 février 1952 : «Nous sentons jusque dans nos entrailles que nous ne pouvons pas devenir membres d’une communauté européenne.» A cette époque, le Royaume-Uni a déjà refusé de participer aux négociations du traité instituant la Communauté économique du charbon et de l’acier (Ceca), signé en 1951, ou encore à celles de la CED. Pas découragés, les six Etats fondateurs (Allemagne, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Italie, France) l’invitent, en 1955, à participer aux discussions qui allaient mener à la création de la Communauté économique européenne (CEE), ancêtre de l’Union. Mais lorsque Londres se rend compte que les Six veulent vraiment créer un marché commun, il décide, en novembre 1955, de se retirer. Le traité de Rome est signé en 1957 et entre en vigueur en 1958. Dépité, Londres lance, en 1960, l’Association européenne de libre-échange (Aele), afin d’essayer de faire contrepoids à une CEE qui s’avéra vite un succès économique.
Mais, empêtré dans des difficultés économiques de plus en plus profondes et conscient qu’un bloc continental était en train de se constituer sans qu’il puisse l’influencer, le Royaume-Uni, alors dirigé par un gouvernement conservateur, dépose, en juillet 1961, une demande d’adhésion qui se heurte, à sa grande surprise, en janvier 1963, à un veto du général de Gaulle. Pour le chef de l’Etat français, Londres n’est que le porte-avions des intérêts américains. En 1966, c’est au tour du gouvernement travailliste de Harold Wilson de revenir à la charge afin d’obtenir l’accès à ce marché commun qui fait figure d’eldorado pour un pays exsangue. Mais le général de Gaulle pose une seconde fois son veto en novembre 1967, estimant qu’il valait mieux proposer à Londres un accord d’association.
La troisième tentative est la bonne. Sous la pression de ses partenaires, la France de Georges Pompidou accepte l’adhésion du Royaume-Uni (ainsi que celles de l’Irlande et du Danemark), cette fois demandée par les conservateurs. Effective en janvier 1973, elle est remise en cause par le travailliste… Harold Wilson, revenu au pouvoir en février 1974, qui exige une «renégociation» des termes de l’adhésion, notamment sur le montant de la contribution de son pays au budget communautaire et sur la politique agricole commune (PAC). Mieux, un référendum est convoqué sur la question (celui du 23 juin n’était pas le premier) et, le 5 juin 1975, les Britanniques confirment l’adhésion de leur pays par 67,2 % de oui, la campagne - enthousiaste - des conservateurs en faveur du remain étant notamment menée par une certaine Margaret Thatcher.
La France déserte Bruxelles
C’est sans doute l’une des crises européennes les plus spectaculaires : le 1er juillet 1965, le général de Gaulle rappelle le représentant permanent (ambassadeur) français auprès de la CEE et interdit aux ministres et aux fonctionnaires français de siéger à Bruxelles. C’est la politique de la chaise vide, un retrait de facto de la France de la CEE ! L’origine de la crise ? Une proposition de la Commission visant à créer des «ressources propres» destinées à alimenter le budget communautaire et donnant des pouvoirs de contrôle à «l’Assemblée parlementaire» de la CEE, deux innovations jugées trop fédéralistes. De Gaulle voulait aussi en profiter pour affaiblir une Commission qu’il jugeait, non sans raison, trop politique, car au service d’un idéal fédéraliste qu’il récusait, et tuer le vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres, instrument lui aussi fédéraliste par excellence, qui devait être généralisé à partir du 1er janvier 1966.
La crise de la chaise vide s’achève le 29 janvier 1966 par l’adoption du «compromis du Luxembourg» qui reconnaît un droit de veto aux Etats si un «intérêt très important» est en jeu, dénie le caractère de «gouvernement européen» à la Commission et écarte toute perspective d’un Parlement européen doté de pouvoirs de contrôle… De Gaulle aurait aimé aller plus loin et transformer la CEE en simple confédération, mais l’opinion publique française ne l’a pas suivi (il a été mis en ballottage lors de l’élection présidentielle de décembre 1965), ce qui l’a contraint à en rabattre. Mais les conséquences pour la CEE seront terribles : il faudra attendre 1985, avec la désignation de Jacques Delors à la tête de la Commission suivie de l’adoption de l’Acte unique, en 1986, pour que le vote à la majorité qualifiée soit de nouveau pratiqué, et 1993 pour que le Parlement européen obtienne de réels pouvoirs. Résultat : le marché unique, qui devait être achevé en 1970, ne le sera qu’en 1993 au prix d’un fort déficit démocratique.
Les peuples calent
Il y avait bien eu des référendums négatifs dans l’histoire de l’Union : en 1972, les Norvégiens ont refusé de rejoindre la CEE (ils diront à nouveau non en 1994). Mais c’était un refus d’entrer et ça ne modifiait pas l’équilibre existant. En 1982, le Groenland avait aussi décidé de se retirer de la CEE, mais c’était dans le cadre de son autonomie vis-à-vis de la métropole danoise. Et puis le Groenland, c’est loin. Mais lorsque, le 2 juin 1992, les Danois votent non (50,7 %) au traité de Maastricht, ce qui bloque l’entrée en vigueur d’un texte qui crée, entre autres, la monnaie unique, le choc est terrible. C’est la première fois qu’un peuple refuse d’aller plus avant dans une intégration perçue, jusque-là, comme inéluctable. Ce non aura des conséquences à court et long terme.
François Mitterrand décide ainsi de convoquer à son tour un référendum, pour montrer que l’Europe reste une idée populaire. Même si le oui l’emporte en septembre 1992, c’est de justesse, par 51 % des voix, ce qui fait douter les marchés de la crédibilité de la monnaie unique. Une violente crise monétaire éclate alors, qui mène l’Europe au bord de l’éclatement et la plonge dans une grave récession. Dans le même temps, le cas danois est résolu : ses partenaires lui accordent une dérogation sur la monnaie unique, la sécurité intérieure, la citoyenneté européenne et les politiques d’asile et d’immigration en s’inspirant du modèle britannique. En juin 1993, le Danemark approuve ces opt out et le traité.
Mais la dynamique même de l’intégration est atteinte : dans les différents Etats membres, face à des classes politiques de plus en plus déconsidérées, les pressions, notamment des partis antieuropéens, en faveur de référendums s’accentuent. D’autant qu’ils peuvent être utilisés par les gouvernements en place comme un élément de chantage vis-à-vis des partenaires européens.
Le piège des référendums nationaux se referme sur l’Europe en 2005, lorsque les Français votent non au traité constitutionnel européen, suivi par les Néerlandais. Car l’effet de ce vote négatif de l’un des grands pays fondateurs est catastrophique, même si techniquement les dégâts ont été réparés par le traité de Lisbonne de 2009 : il a ancré l’idée que la France est devenue eurosceptique et a accru la méfiance d’une Allemagne, désormais unifiée, à l’égard d’un partenaire jugé de moins en moins fiable. Autrement dit, ce non, qui n’a débouché sur rien de concret, a eu des effets délétères de long terme sur la relation franco-allemande et, bien sûr, sur l’intégration communautaire.
Pourtant, les votes négatifs restent minoritaires au regard de l’ensemble des référendums positifs. Mais ils installent l’idée d’une «révolte des peuples» face à l’intégration communautaire. Le Brexit, même s’il est très spécifique, ne fait que renforcer ce sentiment d’une Europe délégitimée.
Un article Liberation.fr