L'Europe en quête de sens
Le trio Hollande-Merkel-Renzi à Ventotene (Italie), un retour aux sources ou une mise en scène inutile?
La reconnaissance des erreurs commises depuis le tournant du siècle, ou le décor improbable d'une n-ième occasion perdue? Réponse à Bratislava, à la prochaine conférence des vingt-huit moins un.
Le choix de l'île de Ventotene comme lieu de rendez-vous s'explique par une volonté italienne, déjà exprimée par Laura Boldrini, Présidente de la Camera dei Deputati (Chambre des députés), de renouer avec la pensée des fondateurs, dont Altiero Spinelli. C'est sur cette île qu'il fut relégué de 1939 à 1943, après neuf ans dans les geôles fascistes d'Italie péninsulaire.
Face à face, les "grands Etats membres post-Brexit", qui persistent dans l'impuissant camouflage de leurs divergences aux dépens de tous les autres, et la mémoire de l'inventeur du "peuple européen" et fondateur à Milan en 1943 du Movimento Federalista Europeo (Mouvement fédéraliste européen). D'un côté, les Etats désunis d'Europe, de l'autre, la res publica europea. En toute logique, cette confrontation serait de nature à inspirer à des femmes ou des hommes d'Etat un grand dessein. Il est à craindre qu'après un vague frisson dans le dos de la Chancelière à l'évocation de ces quatorze ans de vie carcérale, le business as usual reprenne ses droits. Le Président du Conseil européen, Donald Tusk, n'a-t-il pas averti: "aujourd'hui, nous devons admettre que ce rêve d'un Etat européen, avec un intérêt commun, avec une vision... Une Nation européenne, c'était une illusion." Nous sommes donc prévenus. Mais au nom de qui parle-t-il, sinon de ceux qui l'ont nommé?
"Qu'il est loin le temps où François Mitterrand obtenait l'acquiescement de ses homologues en Conseil européen en les incluant dans un ambitieux "Nous, Européens!" "
Nous vivons une époque de canards. Le Tusk, qui prétend en notre nom tourner le dos à l'espoir et part perdant, le Trump, qui pratique éhontément la politique de la peur (malgré la feinte vergogne des jours derniers) et dont le programme tient en un mot: "gagnant". Et trois canards (boiteux) qui n'ont pas su prendre les initiatives courageuses qu'impose le siècle à ce continent s'il veut seulement survivre. Qui d'autre que ces canards-là a pu inspirer au Donald européen un propos aussi désespérant et au Donald américain son mépris de l'Europe et de ses nations?
L'Etat européen, fédéral par nécessité, n'a jamais été pour Spinelli qu'un moyen au service d'un projet radicalement démocratique, au service du peuple européen, un peuple de citoyens et de peuples. Assurément pas une "nation". Je sais, M. Tusk, les mots "peuple" et "populaire" n'ont pas bonne presse dans votre pays. Nous savons tous pourquoi. Votre cohabitation avec les deux canards allemand et français n'a pas été non plus une bonne école. Vous n'avez sans doute entendu dans leurs becs que ces formules grandiloquentes du genre: "La France, elle ..." (en français hollandais), ou " Wir, Deutschen". Qu'il est loin le temps où François Mitterrand obtenait l'acquiescement de ses homologues en Conseil européen en les incluant dans un ambitieux "Nous, Européens!"
A quoi bon ce cancanage dans le Mare Nostrum (le Sepulcrum Nostrum depuis que gisent en nombre les corps de réfugiés et de migrants auxquels des Européens dénient l'hospitalité) sinon pour rendre au projet tout son sens? Et dire simplement "Europe": le projet est déjà dans le nom. Mais ont-ils ce souvenir? Europe est le nom -c'est l'hypothèse sémitique- donné par les marins phéniciens à la rive occidentale de la mer Egée (sur laquelle, au passage de la légende, la princesse éponyme n'a jamais posé le pied après son rapt, Zeus l'ayant déposée en Crète). Le destin de l'Europe est inextricablement lié à celui de l'Asie, comme celui du couchant (Ereb) à celui du Levant (Assou). Il y a là-dedans quelque chose de Romain. Rémi Brague a écrit des pages lumineuses à ce sujet dans Europe, la voie romaine (1992, 3e éd. revue et augmentée, Folio-essais, NRF, Paris, 1999). Mais nos trois canards sont-ils prêts à "éduquer" les Européens à leur part d'orientalité? N'est-ce pas pourtant un enjeu culturel de première grandeur?
"L'Europe telle que nous la connaissons se perd déjà faute d'embrasser le monde et faute d'inventer l'avenir."
Dans le mythe, ou Zeus enlève Europe, l'Occident s'accouple à l'Orient, sous un platane qui restera toujours vert (une couleur qui en dit long pour les fédéralistes européens). Mais le nom "Europe" -c'est l'hypothèse étymologique purement grecque-, dit aussi la vue large, le regard qui voit loin. Ou la "voix" qui porte au loin. Europe aurait donc eu de grands yeux, ou des yeux grands ouverts. A moins que Zeus, avant de voir ses yeux, n'ait distingué sa voix, parmi celles de ses compagnes de jeu, sur la grève. Pas d'Europe sans horizon (spatial et temporel) planétaire et prospectif. L'Europe telle que nous la connaissons se perd déjà faute d'embrasser le monde et faute d'inventer l'avenir. Nos canards doivent cesser de la regarder à court terme et du point de vue de leurs capitales respectives: c'est "la tragédie des horizons" selon les termes mêmes de Mark Carney, gouverneur de la banque d'Angleterre. Ils doivent porter le regard au-delà, comme ils devraient en vol savoir le faire.
Pas besoin de mettre en scène de fausses retrouvailles avec une génération disparue (le Manifeste de Ventotene de Spinelli et Rossi date maintenant de 75 ans) pour y penser. Les Classiques devraient suffire, mais s'y arrêtait-t-on encore à l'ENA, dans un laboratoire de physique en RDA ou en faculté de droit, même à Florence. Et surtout la crise des réfugiés devrait aider! Voici comment. Dès le Ve siècle avant notre ère, Eschyle (Les Perses) et Hérodote (Histoires) s'accordent sur un point: les Grecs (europeioi) se régissent eux-mêmes et n'obéissent qu'aux lois, tandis que les peuples d'Asie (barbaroi ou persai) sont soumis à l'arbitraire. L'ironie de l'histoire récente veut que les réfugiés de 2015, croyant gagner la sécurité en même temps que la liberté, soient allés, sans le savoir, d'"Europe" en Europe. La première, Doura Europos, est une cité séleucide de l'Euphrate, au carrefour des routes commerciales, aujourd'hui en Syrie (c'est toujours vrai pour le pétrole, cf. l'article très éclairant de Robert F. Kennedy). Les réfugiés quittaient la forteresse (doura). La deuxième, Evropos, est un village de Grèce (Macédoine), presque sur leur chemin. C'est à l'Europe-forteresse qu'ils sont allés se heurter, celle des barbelés défigurant "Europe aux yeux grands ouverts".
Leçon: l'Europe n'est plus elle-même si elle se ferme. L'Europe est par essence ouverte (cf. Bernard Barthalay, Nous, citoyens des Etats d'Europe..., L'Harmattan, 1999), mais elle se perdra sans auto-gouvernement, sans rule of law. Pour survivre, elle doit être un corps politique, une polis, une civitas, avec droit de cité, une communauté de citoyens, mais aussi le territoire qu'elle occupe (avec une frontière extérieure, une urbanité (une urbs, ville ouverte, par opposition à l'oppidum, ville fortifiée, où l'on accumule les richesses et les armes). C'est en ce sens, maintenant que l'urbanisation du continent s'achève (cf. Jacques Lévy, Europe, une géographie - La fabrique d'un continent, Hachette, 2011), que l'Europe sera (au moins comme pro-jet) un continens, l'environ, l'alentour du réseau de ses villes, un lieu contigu à d'autres continentia de lieux contigus... et connectés, ou ne sera pas (Cf. Parag Khanna, Connectography: Mapping the Future of Global Civilization).
Depuis leurs retentissants échecs économiques et sociaux, nos canards n'ont au bec que les mots "valeurs" ou "culture", mais ne leur donnent jamais substance. C'est pourquoi leur discours insipide échoue à retenir l'attention des Européens. Nous y reviendrons.
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