L’Europe, théâtre fragile de notre époque

 

Les enjeux, qui déchirent chaque pays et le monde, se jouent là, sur une scène intermédiaire, qui dit quelque chose de ce qui peut se faire ou se défaire.

 

On pourrait croire, à force de tensions et de crises, que l’on en a fini avec l’Europe. Or, c’est l’inverse qu’il faut dire, et s’il faut tenir, aujourd’hui, à l’Europe, c’est parce qu’elle est le seul cadre politique international qui fasse collectivement l’épreuve du monde contemporain dans toute sa complexité et sa violence. Elle n’est pas seulement un miroir, mais un théâtre des affrontements imprévus et sidérants de l’époque. Partout, les Etats se raidissent, de terribles régressions reviennent. Cela se produit aussi en Europe - et à quel degré ! Mais du moins en Europe, cela se discute, cela se voit, non seulement dans les Etats mais entre eux, jusqu’à la question non plus d’entrer en Europe mais d’en sortir (la Grèce, hier, la Grande Bretagne, aujourd’hui, pour des raisons différentes et même opposées). Question critique, qui reflète ou traduit toutes les autres questions critiques de l’époque. Ainsi, sur la «crise», sur les «réfugiés», sur les «leçons» de l’histoire et la capacité ou non à les affronter (les totalitarismes, les génocides, les colonialismes, les discriminations), et d’autres. Partout cela se tend, se referme, et les extrêmes montent. Mais on y assiste, en Europe, dans un cadre plus grand que l’Etat national et sans croire pourtant à l’illusion d’un Etat supranational. Les enjeux, qui déchirent chaque pays et le monde, se jouent là, sur une scène intermédiaire, qui dit quelque chose de ce qui peut se faire ou se défaire, dans chaque pays et dans le monde.

C’est alors le contraste entre la gravité extrême des enjeux et les compromis minimes qui y répondent qui est saisissant. Il peut conduire à désespérer. Ne peut-on cependant y voir une orientation ? Il s’agit que le compromis ne cède pas sur les principes et trace des limites précises, au-delà desquelles l’action s’impose. Cela ne vaut pas seulement pour les compromis intérieurs, et les limites à ne pas y dépasser, mais dans le monde. Il doit y avoir une Europe des lignes rouges et des actions concrètes. Elle seule peut relier les points critiques du présent, de Calais à Alep, en passant par Lesbos, Lampedusa ou la Crimée (parmi d’autres). Il y a des principes dont le caractère non négociable se voit dans leur application rare peut-être mais ferme, et c’est cela seul qui donnera sens à l’Europe d’après le XXe siècle. On est en droit de l’exiger. Comment ne manifestons-nous pas sur ces points, ces bords, ces limites, ces frontières ?

Mais, ce n’est pas la seule réponse. A la précision de l’action, seule convaincante, il faut ajouter l’élargissement du débat, seul convaincant aussi. A côté de ces actions minimes mais sur des points extrêmes, il ne faut rien de moins qu’une société civile européenne. Les crises commencent à la faire naître. Il y a une politisation transversale. Quel que soit le bord politique, nous nous identifions avec telle ou telle voix surgie d’un autre monde et parlant une autre langue. Umberto Eco disait magnifiquement (cité juste après sa mort récente) : «La langue de l’Europe, c’est la traduction.» Syriza ou Podemos n’en ont plus besoin (pas plus, faut-il craindre, que le Front national). Il se constitue une droite et, face à elle, une gauche européenne, et pas seulement au sens d’une gauche qui croit en l’Europe mais au sens d’une gauche qui s’étend à l’Europe (et cela va ensemble). Et il faut aller plus loin. Car il faut affronter les différences historiques et nationales elles-mêmes. Travail qui, lui aussi, volontairement ou non, se fait.

De manière révélatrice, le raidissement polonais ou hongrois comme l’ouverture allemande réveillent des histoires différentes. Des histoires au sens des faits, et au sens des récits de ces faits, des manières de les affronter. L’Allemagne ne s’ouvre pas seulement par «remords» psychologique, comme disent certains, mais par son travail historique ; et le dangereux repli hongrois ou polonais se traduit par un effort pour refuser ce travail (jusqu’à retirer à un historien la reconnaissance qu’on venait de lui donner). Là aussi, pourquoi ne manifestons-nous pas, pourquoi ne surgit pas une solidarité intellectuelle et critique ?

Mais pourquoi, enfin, se contenter d’apprendre ces différences par les crises ? Il faut constituer le débat intérieur européen, sur toutes les questions sociales, éthiques, esthétiques. L’Europe n’est ni un artifice technocratique ni la réalisation immédiate d’une idée universelle (comme l’ont cru trop de philosophes). C’est un espace deux fois déchiré, idéologiquement et historiquement. Il faut lui donner voix, l’assumer. La solution n’est donc pas dans une sortie nationale et solitaire, ni dans une illusion unitaire et supranationale. Elle est dans ce théâtre fragile et précaire, comique en apparence mais réel et tragique en fait, qui nous dit quelque chose de la cosmopolitique qui vient. La COP 21, avec ses enjeux cosmiques et ses subtilités diplomatiques, rappelle la fondation initiale de l’Europe, dans des accords modestes sur le charbon et l’acier. Elle mettra plus de temps encore à conduire à un édifice plus fragile encore. Mais sa fragilité ne sera pas une illusion, si elle permet d’exprimer et de partager réellement les risques de l’histoire.

Cette chronique est assurée en alternance par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Anne Dufourmantelle et Frédéric Worms.

Par Frédéric Worms, Professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure — 

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